Docteur Peter Henderson Bryce : un pionnier audacieux et infatigable de domaine de la santé publique
Par: Dr. Christopher J. Rutty

Historien Principal
Dr Christopher Rutty est historien professionnel expert de l’histoire de la médecine, de la santé publique, des maladies infectieuses et de la biotechnologie au Canada. Il a reçu son doctorat de l’université de Toronto grâce à une dissertation portant sur la poliomyélite au Canada. Son superviseur de doctorat était Michael Bliss, l’auteur du livre phare The Discovery of Insulin qui sert de pierre angulaire pour beaucoup des ressources crées pour le projet « Insuline100 ». Depuis son doctorat en 1995, le Dr Rutty a offert des services de recherche, de rédaction et de consultation à plusieurs clients par l’entremise de sa compagnie Health Heritage Research Services. De plus, il est professeur auxiliaire à l’école de santé publique Dalla Lana de l’université de Toronto et a créé plusieurs expositions historiques notamment une qui portait sur la découverte de l’insuline pour marquer son 90e anniversaire. Dr Rutty est l’auteur de plusieurs articles scientifiques à propos de l’insuline, ainsi que plusieurs livres au sujet de la santé publique au Canada, de l’histoire des infirmières, de l’histoire de l’hôpital St-Mary de Kitchener. Finalement, il est l’auteur de plusieurs articles à propos de l’histoire de la polio est des vaccins.

Source: https://legacyofhope.ca/wherearethechildren/ – Timeline: A “National Crime”
Le numéro de mai 1882 du Canadian Journal of Medical Science contient un bref article : « Le Dr P.H. Bryce, de Guelph, est nommé secrétaire de l’Ontario Board of Health. »[i] Une quarantaine d’années plus tard, Bryce (1853-1932), forcé de prendre sa retraite en tant que médecin hygiéniste en chef du ministère de l’Intérieur et des Affaires indiennes du Canada, publie à son compte un pamphlet cinglant qu’il intitule The Story of a National Crime: Being an Appeal for Justice to the Indians of Canada (traduit plus tard sous le titre L’histoire d’un crime national : un appel à la justice pour les Indiens du Canada). Bryce, à son poste depuis 18 ans, y accuse le gouvernement du Canada de faire preuve de « mépris criminel des engagements pris par traité pour assurer le bien-être des pupilles indiens de la nation[ii] ». Il lui reproche de négliger de s’attaquer au lourd bilan de la tuberculose dans la population autochtone, en particulier chez les enfants des pensionnats, malgré les progrès en santé publique et les meilleurs conseils médicaux et scientifiques fournis par l’autorité incontestée du pays en la matière – Bryce lui-même.
Tout au long de sa carrière audacieuse et dynamique qui s’étire sur 40 ans, Bryce fait preuve d’un sens aigu de la justice et n’hésite pas à pourfendre les dirigeants politiques et les bureaucrates qui négligent, souvent de façon délibérée, de suivre les conseils scientifiquement fondés en santé publique.[iii] En 1882, il devient le premier administrateur en chef de la santé de l’Ontario à temps plein, présidant en outre le premier conseil provincial permanent de la santé du Canada. Dans l’un de ses premiers articles, écrit en 1885 dans la foulée de l’une des pires épidémies de variole au pays, Bryce commence par une confession auprès de ses collègues de l’American Public Health Association (APHA) : [Traduction] « J’ai l’impression, dans une certaine mesure, de me trouver face à un auditoire qui me comparera à l’avocat de la défense dans une poursuite criminelle devant un tribunal puisque, aux yeux du monde sanitaire, un crime a été commis, celui d’avoir laissé éclore une épidémie de variole au Canada. Beaucoup penseront que je plaide la cause d’un criminel qui a osé déclarer “Non coupable” ». Malgré une certaine méfiance à se présenter devant l’APHA, la crainte la plus immédiate de Bryce est « d’être accusé par [ses] propres concitoyens d’être antipatriotique, pour avoir affirmé à cette association et, par son intermédiaire, au peuple américain, que les Canadiens sont, à en juger par la logique sévère des faits, très en retard sur leur époque en matière de santé, qu’ils sous-estiment la valeur de la vie humaine et qu’il existe au Canada un mépris de la loi, que ne connaissent pas les peuples constituant cette “Glorious Union”[iv] ». Comme le souligne Bryce auprès de son auditoire, on en savait alors assez sur la variole ainsi que sur la façon de la maîtriser et de la prévenir grâce à un vaccin qui existait depuis près d’un siècle, et rien n’excusait une telle épidémie. Dans son esprit, la négligence volontaire est inexcusable.

En 1885, Montréal est au cœur d’une épidémie de variole majeure qui entraîne la mort de quelque 3 154 personnes, presque toutes non vaccinées. La crise est amplifiée par la désinformation médicale dans la presse et les tensions politiques et religieuses entre les communautés franco-catholiques et anglo-anglicanes, le tout exacerbé par l’absence de leadership en matière de santé publique aux échelles municipale et provinciale.[v] En sa qualité d’administrateur en chef de la santé de l’Ontario, Bryce est déterminé à limiter la propagation de la variole dans sa province. Il prend une initiative sans précédent : étendre son influence au-delà de la frontière provinciale. Aussi envoie-t-il des inspecteurs médicaux à Montréal pour passer au peigne fin tout train ou bateau transportant des passagers, des bagages, des marchandises ou d’autres biens à destination des ports de l’Ontario. Il exige en outre une preuve de vaccination obtenue au cours des sept années précédentes. En tentant d’empêcher la variole sévissant au Québec d’entrer en Ontario, Bryce assume une autre responsabilité dont il est conscient, celle de contrer une propagation ultérieure, notamment dans les États américains voisins. Alors que Bryce bloque l’entrée des principales maladies infectieuses par l’application de la Loi sur la mise en quarantaine dans les stations d’immigrants des ports côtiers et à Grosse-Île, dans le fleuve Saint-Laurent au Québec, le gouvernement canadien de l’époque accorde bien peu d’attention à la frontière américaine et ne dispose d’aucun moyen de contrôle des maladies infectieuses au-delà des frontières provinciales.[vi]
Lorsqu’il raconte la gestion de l’épidémie de variole de 1885 aux membres de l’APHA, Bryce s’adresse aussi à d’autres collègues canadiens. Créée en 1872 aux États-Unis, l’APHA invite des Canadiens comme Bryce à y adhérer à partir de 1884. Bryce préside l’APHA en 1900 et contribue à la création de la Canadian Public Health Association/Association canadienne de santé publique en 1910.[vii]
Après l’épreuve de la variole subie en 1885, le Québec suit l’exemple de l’Ontario et établit son premier conseil provincial permanent de la santé en 1887. D’autres provinces et de nombreux États américains emboîtent rapidement le pas, en s’inspirant principalement de la Loi sur la santé publique de l’Ontario de 1884, rédigée en grande partie par Bryce (en anglais – Public Health Act). Comme Bryce le soulève dans bon nombre de ses publications, le moment de la création de l’Ontario Board of Health tombe bien. Il explique ce moment opportun dans un article de 1910 : [Traduction] « Il est heureux, en ce qui concerne le Canada, que l’Ontario Board of Health ait vu le jour en 1882, l’année même de la naissance de la bactériologie; c’était de bon augure pour le développement de tout travail accompli par ce conseil dans le cadre des lignes scientifiques fixées. »[viii] En 1882, Louis Pasteur démontre pour la première fois le pouvoir préventif d’un vaccin contre la maladie du charbon sur des moutons, tandis que Robert Koch, aussi en 1882, découvre que la tuberculose, alors responsable de la mort d’une personne sur sept en Europe et en Amérique, est causée par une bactérie. En 1876, la sœur de Bryce, âgée de 17 ans, compte parmi les nombreuses victimes de la tuberculose. Ces percées scientifiques serviront de base à la création du laboratoire provincial de l’Ontario en 1890. Bryce et sa province montrent alors à nouveau l’exemple pour la mise sur pied de laboratoires de santé publique ailleurs en Amérique du Nord.[ix]
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Bryce naît le 17 août 1853 à Mount Pleasant, en Ontario, non loin de la Réserve indienne des Six Nations (aujourd’hui la région des Six Nations de la rivière Grand).[x] Son père, George Bryce père, est un chef de file de l’Église presbytérienne, tandis que son frère aîné, George fils, joue un rôle de premier plan dans l’édification du système d’éducation publique au Manitoba. George fils est aussi, pour ainsi dire, un « gentilhomme historien ». Dans son livre populaire, A Short History of the Canadian People, il raconte brièvement l’histoire du Canada dans une perspective plus vaste, contrairement au style traditionnel axé sur les guerres et les traités. Il y attire l’attention sur les contributions de divers groupes d’immigrants, ainsi que des peuples autochtones, à l’histoire de la nation canadienne. Le troisième chapitre, consacré aux « anciens habitants du Canada », est richement détaillé sur 40 pages. L’auteur y présente les « Mound Builders » (ou « bâtisseurs de tumulus », disparus avant l’arrivée des Européens), les tribus autochtones actuelles, les caractéristiques de la vie domestique, les langues, les mœurs et les coutumes ainsi que l’organisation sociale, politique et religieuse. En fait, il fait l’apologie de qualités qui feront la renommée de son jeune frère Peter, futur médecin.[xi] Peter Bryce grandit donc dans un milieu où cohabitent la religion protestante et une approche libérale et pragmatique, conventionnelle, de la vie et de l’éducation, dont font foi les relations tissées avec différents groupes de personnes, notamment la communauté autochtone à proximité et divers immigrants.
Bryce est orienté vers une carrière en santé publique avec l’aide du Dr Edward Playter (1834-1909), un médecin de Toronto et un écrivain prolifique qui a publié à lui seul la première revue professionnelle de santé publique du Canada entre 1874 et 1892.[xii] En misant sur sa revue et par du lobbying, Playter ne cesse de faire pression sur les gouvernements, surtout ceux de l’Ontario et du Canada, pour qu’ils mettent à profit les dernières avancées scientifiques en matière d’hygiène et de contrôle des maladies infectieuses. La création de l’Ontario Board of Health en 1882 et la nomination subséquente de Bryce au poste d’administrateur en chef de la santé figurent parmi les principaux aboutissements des efforts de lobbying de Playter. Au départ, le rôle de l’Ontario Board of Health est strictement consultatif, notamment auprès des conseils de santé locaux. Il n’a aucun pouvoir juridique jusqu’à l’adoption de la Loi sur la santé publique de 1884, sévère, et dont Bryce est le principal auteur. Fort de son dynamisme et de son expertise, Bryce mène des enquêtes sur les causes des maladies, fait adopter des règlements pour en empêcher la propagation, impose des conditions sanitaires et établit des quarantaines plus strictes.


En 1884, une flambée de variole survenue dans le canton de Hungerford, dans l’Est de l’Ontario, donne à Bryce et l’Ontario Board of Health une première occasion de gérer énergiquement une grave menace de maladie infectieuse. Bryce impose un confinement et la vaccination contre la variole dans chaque foyer, empêchant ainsi l’épidémie de se propager au-delà de ce canton.[xiii] Lorsqu’une épidémie de variole plus grave surgit dans la région de Montréal en 1885, Bryce n’hésite pas à employer une stratégie audacieuse d’« invasion » préventive.

En plus de piloter des interventions en santé publique beaucoup plus vigoureuses contre les épidémies de maladies infectieuses, comme la variole ou la diphtérie, Bryce presse le gouvernement provincial et les municipalités afin qu’ils établissent un conseil de santé actif à l’échelle locale, selon des modalités et des niveaux de financement similaires à ceux des conseils scolaires publics. En outre, il plaide en faveur d’une éducation et d’une formation plus structurées en matière de santé publique dans les écoles de médecine, notamment en chimie et en biologie.[xiv] Ses nombreuses publications, alors qu’il est administrateur en chef de la santé de l’Ontario, puisent souvent dans le contenu d’articles présentés lors de réunions de l’American Public Health Association. Il s’inquiète en particulier de l’approvisionnement public en eau et de l’incidence sur la santé publique de la déforestation, des eaux usées et de la pollution des rivières et des lacs. Il prend aussi la plume sur la sécurité de l’approvisionnement en lait et sur la menace que représentent les maladies auxquelles sont exposées les vaches, comme la maladie du charbon et la tuberculose.[xv] Heureusement, le tout nouveau laboratoire provincial de l’Ontario permet de tester régulièrement les approvisionnements en lait et en eau.

Le principal cheval de bataille de Bryce à partir du milieu des années 1890 et pendant la première décennie du XXe siècle est la réduction du nombre croissant de cas de tuberculose. Il milite souvent pour un financement accru de la part des gouvernements, en particulier pour les sanatoriums, l’éducation publique et l’application des connaissances scientifiques sur les causes de la tuberculose et les conditions qui l’exacerbent (p. ex. la mauvaise ventilation des maisons, des écoles et des usines). Comme il le souligne dans un article qu’il rédige en 1897, intitulé « The Place of the State in Dealing with Tuberculosis » (la place de l’État dans la lutte contre la tuberculose), [traduction] « l’ère de l’expérimentation dans le traitement de la tuberculose est révolue[xvii] ». Il n’en doute point : la tuberculose peut être à la fois guérie et évitée.
Le 22 janvier 1904, Bryce déplace son intérêt pour la santé publique du niveau provincial à la scène fédérale, lorsqu’on le nomme au poste de médecin hygiéniste en chef du ministère de l’Intérieur et des Affaires indiennes. Le Canada connaît alors une vague d’immigration de plus en plus forte, principalement en provenance d’Europe, qui se dirige surtout vers les provinces de l’Ouest. Clifford Sifton, ministre de l’Intérieur et surintendant général des Affaires indiennes dans le gouvernement libéral de Wilfrid Laurier, reconnaît la nécessité d’accorder une plus grande attention à la santé des immigrants, dont le nombre augmente rapidement, et de la surveiller de plus près. Il importe donc de renforcer la capacité fédérale de superviser et de coordonner les efforts de gestion de l’immigration, et les inspections médicales à l’arrivée des immigrants aux ports d’entrée constituent un élément clé de cette stratégie.[xviii] Les qualifications et l’expérience de Bryce en font le candidat idéal à ce nouveau poste de médecin hygiéniste en chef. La principale responsabilité de Bryce au cours des premiers mois de son mandat au sein du gouvernement fédéral consiste à coordonner l’inspection médicale des immigrants à leur arrivée. Fait à noter, Bryce fournit des preuves médicales et scientifiques à l’appui de la préférence controversée de Sifton pour les immigrants originaires des régions plus rurales du sud et de l’est de l’Europe, plutôt que des centres urbains de Grande-Bretagne et des États-Unis. Les deux hommes considèrent les premiers comme étant plus autonomes et moins vulnérables aux difficultés économiques, aux maladies mentales et aux ravages de la tuberculose.[xix]

Les inquiétudes concernant la tuberculose, entre autres maladies, qui se propage des nouveaux immigrants aux communautés autochtones et canadiennes en général, incitent le surintendant des Affaires indiennes à demander à Bryce d’enquêter sur les conditions sanitaires des centaines de bandes autochtones disséminées dans tout le pays. En préparant son enquête, Bryce est surpris de découvrir des rapports faisant état de taux très élevés de tuberculose chez les enfants vivant dans les pensionnats indiens. (NDT : Même si le terme « Indien » n’est pas approprié, il est utilisé ici parce qu’il s’inscrit à l’intérieur d’un contexte historique. De plus, c’est le terme employé par Bryce dans ses écrits.) Selon un rapport datant de 1890, les responsables du ministère des Affaires indiennes savent déjà que le taux de tuberculose dans les écoles pourrait être réduit de moitié grâce à des mesures sanitaires et de santé publique bien comprises. Cependant, tout indique que le gouvernement rejette de telles recommandations, les estimant « trop coûteuses ».
Le rapport annuel de Bryce pour 1906 donne un aperçu de ce qui semble être une crise de santé autochtone, avec un taux de mortalité plus de deux fois supérieur à celui de la population canadienne en général. La cause la plus fréquente de décès? La tuberculose. Cette constatation étant faite, on demande à Bryce de procéder personnellement à l’inspection de 35 pensionnats du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta au cours du printemps 1907 afin de permettre au gouvernement de mieux saisir la menace potentielle de la propagation de la tuberculose par la population autochtone.[xx]

Page couverture du Report on the Indian Schools of Manitoba and the North-West Territories rédigé par Bryce en 1907

Coupure de presse concernant le Report on the Indian Schools of Manitoba and the North-West Territories, Saturday Night, 23 novembre 1907
Bryce soumet son rapport en juin 1907, et celui-ci est distribué à l’interne.[xxi] Il y approfondit des conclusions formulées dans ses précédents rapports annuels, soulignant clairement et froidement que c’est « presque comme si les conditions propices à l’apparition d’épidémies avaient été délibérément créées ».[xxii] Cependant, ses recommandations, fondées sur son expertise dans la lutte contre la tuberculose, ne sont pas publiées et, malgré une fuite dans la presse en novembre 1907 au sujet du rapport, le public n’en saura rien. La fuite donne lieu à quelques articles dans les journaux, ainsi qu’à au moins deux brèves nouvelles dans des revues médicales. Comme le souligne un article du magazine Saturday Night consacré au rapport, l’attention du public est éphémère et l’apathie l’emportera rapidement.[xxiii] Le numéro de juin 1908 du Canada Lancet fait cependant mention d’un résultat positif du rapport de Bryce de 1907 : [Traduction] « Lors d’une réunion spéciale du conseil des Indiens des Six Nations, à laquelle assistait le Dr Bryce, médecin du Dominion, il a été décidé d’ériger un hôpital pour les poitrinaires sur la réserve, au coût de 5 000 $, qu’assumeront également le gouvernement et le conseil. Deux grandes tentes, coûtant 150 $ chacune, seront dressées pour répondre aux besoins immédiats. »[xxiv] L’article fait référence aux « poitrinaires », c’est-à-dire aux personnes atteintes de la tuberculose, et mentionne une somme de 5 000 $ en 1908, ce qui équivaudrait à environ 125 000 $ de nos jours.[xxv]
En 1909, Bryce est chargé d’enquêter sur les conditions sanitaires des pensionnats du district de Calgary. Le ministre de l’Intérieur, Frank Oliver, fait remarquer à Bryce : [traduction] « Il est important que ces pensionnats accueillent des élèves en bonne santé afin que les dépenses consacrées à l’éducation des Indiens ne soient pas entièrement inutiles, et il semble souhaitable que vous suiviez le parcours du Dr Lafferty et que vous vous assuriez de la qualité de son inspection. »[xxvi] Le rapport de Bryce de 1909 aboutit à une série de recommandations similaires, suivies du même niveau d’inaction de la part du gouvernement fédéral. Duncan Campbell Scott, alors haut fonctionnaire au ministère des Affaires indiennes, s’oppose activement à la mise en œuvre de quelque recommandation que ce soit de Bryce. Scott intervient également pour empêcher que les rapports de Bryce sur les pensionnats fassent l’objet de discussions lors de la réunion annuelle de 1910 de la National Tuberculosis Association/Association nationale de la tuberculose, dont Scott est alors le président. Cependant, sous la pression du Dr George Adami, un pathologiste de l’Université McGill qui soutient les conclusions de Bryce, Scott fait la « promesse expresse que le ministère prendrait des mesures adéquates à l’appui du rapport ». En fin de compte, très peu sera fait.[xxvii]

En 1911, la nomination d’un nouveau surintendant des Affaires indiennes, le Dr W.A. Roche, un médecin, pousse Bryce à préparer un nouveau résumé de la crise sanitaire autochtone en décembre 1912. Bryce y insiste pour que [traduction] « l’on s’attaque sérieusement au grave problème médical touchant les Autochtones – il a été dit clairement que la science médicale était assez évoluée pour traiter ce problème et qu’il importait dès lors de mettre ces connaissances médicales en pratique[xxviii] ».

La nomination de Scott au poste de sous-ministre des Affaires indiennes en 1913, suivie du déclenchement de la Première Guerre mondiale, empêche Bryce de poursuivre ses recherches sur l’état de santé des Autochtones. De plus, comme la guerre suspend largement l’immigration, Bryce se retrouve à travailler et à écrire sur un éventail de sujets dans le domaine de la santé publique, y compris l’entreposage frigorifique en milieu rural, le logement, l’exode rural, l’inspection médicale des écoles et la tuberculose.[xxix] En 1917, la Commission de la conservation, un organisme fédéral, lui demande également de rédiger une brochure, qui s’intitulera « The Conservation of the Man Power of Canada » (La conservation de la main-d’œuvre au Canada). Bryce y traite des « grands problèmes de santé qui affectent de façon si vitale l’effectif d’une nation ».[xxx] Par ailleurs, pendant la guerre, Bryce écrit quelques poèmes[xxxi] et un livre, The Illumination of Joseph Keeler, Esq. or On, To The Land! publié en 1915.[xxxii] Cette œuvre est une allégorie sur l’artificialité de la vie urbaine, inspirée d’une « étude approfondie du problème foncier tel qu’il affecte notre bonheur, nos importations et exportations ainsi que l’accommodation de nos immigrants ». [xxxiii]
Au début de 1918, alors que le gouvernement fédéral se penche sur les problèmes de main-d’œuvre auxquels est confronté le Canada d’après-guerre, la Commission de la conservation demande à Bryce de donner suite à son rapport « The Conservation of the Man-Power of Canada » par un autre, intitulé « The Conservation of the Man-Power of the Indian Population of Canada ». Celui-ci ne sera pas publié.[xxxiv] Pour préparer ce rapport, Bryce demande au secrétaire du ministère des Affaires indiennes, J.D. McLean, les dernières statistiques démographiques, c’est-à-dire les décès par âge et par cause au sein de la population autochtone à l’échelle nationale. Il est très surpris d’apprendre par McLean que, outre le nombre total de naissances et de décès, les données sur les causes des décès n’ont jamais été recueillies.
Après plus d’un siècle d’existence, donc créé bien avant la Confédération, le ministère des Affaires indiennes emploie quelque 287 médecins. Bryce est donc choqué de constater que [traduction] « ni le grand public ni même les Autochtones ne pouvaient connaître les données démographiques sur les bandes – l’idéologie réactionnaire partagée par un ancien comptable et le sous-ministre actuel y étaient certainement pour quelque chose ».[xxxv] Par surcroît, Bryce signale que la Ville de Hamilton, dont la population dépasse légèrement la population autochtone totale du Canada, a réussi depuis 1904 à réduire de 75 % le taux de mortalité dû à la tuberculose. « Si une méthode similaire avait été introduite au sein des bandes habitant les hautes terres favorables de l’Alberta, on aurait pu empêcher qu’une race de guerriers aussi remarquable que les Pieds-Noirs s’étiole et voit sa population baisser. De 842 âmes en 1904, elle est passée à 726 en 1916; c’est en fait une diminution de 40 % si l’on considère qu’elle aurait dû compter au moins 1 011 membres »[xxxvi], affirme Bryce.
Largement perçu comme une autorité prééminente en matière de santé publique au Canada et comme l’un des principaux architectes de la législation sur la santé publique en Amérique du Nord, Bryce est déçu de la décision, en 1919, de ne pas lui confier le poste de premier sous-ministre de la Santé du Canada au sein du ministère fédéral de la Santé, nouvellement créé[xxxvii]. En outre, on lui avait demandé de participer à la rédaction du projet de loi initial définissant un ministère fédéral de la Santé, dont un élément clé serait un « service médical aux Autochtones ». Le projet de loi initial est bel et bien adopté en première lecture à la Chambre des communes, mais la disposition relative au service proposé est supprimée avant la deuxième lecture en raison d’un manque de soutien politique. Bryce trouve inexplicable une telle modification : [Traduction] « Mais il s’est produit quelque chose. Des influences occultes semblaient exercées pour un revirement abrupt : cette clause avait été retirée lors de la deuxième lecture du projet de loi. » Scott a très probablement joué un rôle en empêchant un nouveau ministère fédéral de la Santé d’assumer la responsabilité de la santé des Autochtones. Pour Bryce, il semble « désormais vain d’espérer une quelconque amélioration » sur ce plan de la part du nouveau ministre de la Santé. Comme Bryce le soulignera plus tard, le premier ministre de la Santé, Newton W. Rowell, semble avoir des vues progressistes sur les droits des travailleurs et des femmes, mais « malgré la quantité de faits et de statistiques à sa disposition, il condamnera par sa négligence une frange de la population à de perpétuelles souffrances; les gouvernements se succéderont, tout comme les traités conclus avec les Autochtones, ceux-là mêmes que les députés et les fonctionnaires avaient juré d’aider et de protéger ».[xxxviii]
En tant que fonctionnaire au ministère fédéral de la Santé ayant fait le serment d’aider et de protéger la population autochtone, mais dont l’expertise fondamentale est ignorée, Bryce tolère mal son licenciement et ses répercussions. Dans son esprit, il y a clairement une déconnexion brutale et troublante face à la situation en jeu. Le monde médical et scientifique progressiste de la santé publique et de la prévention et du contrôle des maladies infectieuses qui s’est développé au cours des années 1900 à 1920 est coupé de la réalité subie par la population autochtone. De plus, le gouvernement fédéral se montre incapable, et manifestement peu désireux, de profiter des connaissances et de l’expérience acquises en matière de médecine et de santé publique pour améliorer les conditions sanitaires des Autochtones, plus particulièrement celles des enfants dans les pensionnats. Une telle situation est malsaine et intenable pour Bryce, qui y voit un crime national – un crime du gouvernement canadien contre la population autochtone du Canada. Une fois retiré de son poste au sein du gouvernement, Bryce éprouve un impérieux besoin d’exposer publiquement des faits aux conséquences mortelles en publiant à compte d’auteur, en 1922, un pamphlet de 18 pages qu’il ne peut qu’intituler « L’histoire d’un crime national ».

[i] Canadian Journal of Medical Science, vol. 7, no 5 (mai 1882), p. 172; www.canadiana.ca/view/oocihm.8_05186_77/29. NDT : L’Ontario Board of Health (en anglais seulement à l’époque) est l’ancêtre du ministère de la Santé de l’Ontario.
[ii] Peter H. Bryce, The Story of a National Crime: Being an Appeal for Justice to the Indians of Canada, Ottawa, James Hope & Sons, 1922, p. 14, https://archive.org/details/storyofnationalc00brycuoft/page/n6/mode/1up; version française : definingmomentscanada.ca/fr/bryce100ans/the-story-of-a-national-crime-text/.
[iii] Pour en savoir plus sur Peter Bryce, voir Megan Sproule-Jones, « Crusading for the Forgotten: Dr. Peter Bryce, Public Health, and Prairie Native Residential Schools », Canadian Bulletin of Medical History, vol. 13, no 2 (automne 1996), p. 199-224, www.utpjournals.press/doi/abs/10.3138/cbmh.13.2.199; Adam Green, « Telling 1922s Story of a National Crime: Canada’s First Chief Medical Officer and the Aborted Fight for Aboriginal Health Care », Canadian Journal of Native Studies, vol. 26, no 2 (2006), p. 211-28, www.proquest.com/docview/218101638. Voir également le documentaire produit par l’arrière-petit-fils du Dr Bryce, Andy Jay Bryce, « Finding Peter Bryce », diffusé en 2018, www.mcintyre.ca/titles/PCI000 et andyjaybryce.com/.
[iv] Peter H. Bryce, « Small-Pox in Canada, and the Methods of Dealing With it in the Different Provinces », Public Health Papers and Reports, vol. 11 (1885), p 166, www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2266210/; NDT : l’expression « Glorious Union » fait référence à l’Union américaine.
[v] Michael Bliss, Montréal au temps du grand fléau : l’histoire de l’épidémie de 1885, Montréal, Éditions Libre Expression, 1993.
[vi] Christopher J. Rutty et Susan Sullivan, La santé publique : une histoire canadienne, Ottawa, Association canadienne de santé publique, 2021; livre en ligne au www.cpha.ca/sites/default/files/assets/history/book/history-book-print_all_f.pdf.
[vii] Peter H. Bryce, « History of the American Public Health Association », American Journal of Public Health, vol. 8, no 5 (mai 1918), p. 327-35, www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1362184/.
[viii] Peter H. Bryce, « History of Public Health in Canada », The Canadian Therapeutist and Sanitary Engineer (Incorporating the Canadian Journal of Public Health), vol. 1, no 6 (juin 1910), p. 290, www.jstor.org/stable/45245515.
[ix] Rutty et Sullivan, La santé publique : une histoire canadienne, op. cit., p. 1.12.
[x] Andy Jay Bryce, « Peter Bryce and the Six Nations Reserve », andyjaybryce.com/2017/02/26/peter-bryce-and-the-six-nations-reserve/.
[xi] George Bryce, A Short History of the Canadian People, London, Sampson Low, Marston, Searle & Rivington, 1887), archive.org/details/ashorthistoryca00brycgoog; Shannon Conway, « George Bryce and Anglo-Canadian Identity, 1880s to 1910s », Manitoba History, vol. 86 (printemps 2018), p. 12-22.
[xii] Rutty et Sullivan, La santé publique : une histoire canadienne, p. 1.4.
[xiii] Bryce, « Small-Pox in Canada, and the Methods of Dealing With it in the Different Provinces », op. cit., p. 167-171
[xiv] Peter H. Bryce, « Practical Difficulties of Medical Health Officers and Physicians in Dealing with Suspected Cases of Diphtheria », Public Health Papers and Reports, vol. 20 (1894), p. 94-100, pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/19600629/; Peter H. Bryce, « Address on the expediency of the change from municipal to county medical health officers for promoting efficiency and economy in the public health service », Provincial Board of Health, 1895, archive.org/details/cihm_01501.
[xv] Peter H. Bryce, « Underground Waters as Sources of Public Water-Supplies in Ontario », Public Health Papers and Reports, vol. 16 (1890), p. 209-226, www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2266352/; Peter H. Bryce, « The Present Position of the Milk-Supply Problem From the Public Health Standpoint, and Some Practical Methods for Securing Safe Public Supplies », Public Health Papers and Reports, vol. 17 (1891), p. 144-161, www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2266392/.
[xvi] Peter H. Bryce, « Report on Tuberculosis in Ontario », Provincial Board of Health, 1894, archive.org/details/cihm_57912; Peter H. Bryce, « The Duty of the Public in Dealing with Tuberculosis », 1898, archive.org/details/cihm_55427.
[xvii] Peter H. Bryce, « The Place of the State in Dealing with Tuberculosis », Public Health Papers and Reports, vol. 23 (1897), p. 287, pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/19600772/.
[xviii] Adam J. Green, « Humanitarian, M.D.: Dr. Peter H. Bryce’s Contributions to Canadian Federal Native and Immigration Policy, 1904-1921 », mémoire de maîtrise déposé au département d’histoire de l’Université Queen’s, 1999, p. 38, www.collectionscanada.gc.ca/obj/s4/f2/dsk1/tape9/PQDD_0007/MQ42624.pdf; Alan Sears, « Immigration Controls as Social Policy: The Case of Canadian Medical Inspection, 1900-1920 », Studies in Political Economy: A Socialist Review, vol. 33 (automne 1990), p. 91-112.
[xix] Peter H. Bryce, « Immigration in Relation to the Public Health », The Canadian Journal of Medicine and Surgery, vol. 19, no 4 (avril 1906), p. 203-10, www.canadiana.ca/view/oocihm.8_05193_112/1; Bryce, The Story of a National Crime, op. cit., p. 3.
[xx] Les « années Bryce » (1904-1914) font l’objet de quelques pages dans « Pensionnats du Canada : l’histoire, partie 1 des origines à 1939 », Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation, vol. 1 (2015), p. 450-463, ehprnh2mwo3.exactdn.com/wp-content/uploads/2021/04/5-Lhistoire_partie_1_des_origines_a_1939.pdf.
[xxi] Peter H. Bryce, Report on the Indian Schools of Manitoba and the North-West Territories, Ottawa, Imprimerie du gouvernement canadien, 1907), archive.org/details/reportonindiansc00bryc; Bryce, The Story of a National Crime, op. cit., p. 3-4.
[xxii] Green, « Telling 1922s Story of a National Crime », op. cit., p. 216.
[xxiii] Kathleen McKenzie et Sean Carleton, « Hiding in Plain Sight: Newspaper Coverage of Dr. Peter Bryce’s 1907 Report on Residential Schools », Active History, September 29, 2021, activehistory.ca/2021/09/hiding-in-plain-sight-newspaper-coverage-of-dr-peter-bryces-1907-report-on-residential-schools/; Bryce, The Story of a National Crime, op. cit., p. 4; Saturday Night, 23 novembre 1907; Dominion Medical Monthly, vol. 29, no 6 (décembre 1907), p.281; « Civic Health Matters », The Western Canada Medical Journal , vol. 1, no 12 (décembre 1907), p. 531.
[xxiv] « Personal and News Items », The Canada Lancet, vol. 41, no 10 (juin 1908), p. 788, www.canadiana.ca/view/oocihm.8_05199_454/52.
[xxv] https://www.bankofcanada.ca/rates/related/inflation-calculator/
[xxvi] Bryce, The Story of a National Crime, op. cit. p. 5. Le Dr James Delamere Lafferty était un médecin et un chef de file dans l’établissement de la profession médicale en Alberta; en.wikipedia.org/wiki/James_Delamere_Lafferty.
[xxvii] Bryce, The Story of a National Crime, op. cit. p. 5-6.
[xxviii] Ibid., p. 7
[xxix] Peter H. Bryce, « Rural Cold Storages, a Scientific and Economic Necessity », Public Health Journal, vol. 5, no 4 (avril 1914), p. 228-242; Peter H. Bryce et A.D. Watson, « The Land Problem in Relation to Housing », Public Health Journal, vol. 6, no 12 (déc. 1915), p. 608-613; Peter H. Bryce, « Effects Upon Public Health and Natural Prosperity from Rural Depopulation and Abnormal Increase of Cities », American Journal of Public Health, vol. 5, no 1 (janvier 1915), p. 48-56; Peter H. Bryce, « The Work of Bureaus of Child Hygiene and of Medical Inspection in Schools », Public Health Journal, vol. 7, no 2 (février 1916), p. 59-62; Peter H. Bryce, « Tuberculosis in Relation to Feeblemindedness », Public Health Journal, vol. 7, no 8 (juillet 1916), p. 365-370; Peter H. Bryce, « Principles Involved in Notification of Tuberculosis », Public Health Journal, vol. 8, no 1 (janvier 1917), p. 1-5.
[xxx] Peter H. Bryce, Conservation of Man-power in Canada: A National Need, Commission de la conservation du Canada, Ottawa, 1918, archive.org/details/cihm_82015; Bryce, The Story of a National Crime, op. cit., p. 8.
[xxxi] Peter H. Bryce, « Thy Hour, O Canada, Has Struck! », Public Health Journal, vol. 7, no 4 (avril 1916).
[xxxii] Peter H. Bryce, The Illumination of Joseph Keeler, Esq. or On, To The Land, Boston, American Journal of Public Health, 1915, archive.org/details/illuminationofjo00bryc/mode/1up.
[xxxiii] Critique du livre The Illumination of Joseph Keeler, Esq., dans Public Health Journal, vol. 6, no 11 (novembre 1915), p. 567.
[xxxiv] Bryce, The Story of a National Crime, op. cit. p. 8.
[xxxv] Ibid., p. 10.
[xxxvi] Ibid., p. 11.
[xxxvii] Peter H. Bryce, « Scope of a Federal Health Department », American Journal of Public Health, vol. 9, no 9 (janvier 1919), p. 650-653, pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/18010164/; Peter H. Bryce, « The Scope of a Federal Department of Health », The Canadian Medical Association Journal, vol. 10, no 1 (janvier 1920), p. 1-10, www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1523841/.
[xxxviii] Bryce, The Story of a National Crime, op. cit. p. 12.